L'histoire des inventions revisitée
C'est l'usage qui détermine le succès d'une innovation et pas forcément son "avance" technologique. L'historien anglais David Edgerton trace l'histoire des inventions sous le prisme du cycle apparition-disparition-réapparition.
Il n'y a pas d'invention ni d'innovation sans usage. Le dernier mot revient donc aux clients et non pas aux scientifiques. Ce constat d'évidence ferait sans doute l'unanimité parmi les entreprises innovantes : même si une innovation améliore la vie quotidienne, ce n'est pas suffisant pour garantir sa réussite. On se souvient par exemple que les ventes de l'iPod conçu par Apple ont végété durant plusieurs années. Il a fallu attendre que l'usage de la musique dématérialisée progresse et que la plateforme de téléchargement iTunes apparaisse pour que l'iPod connaisse un succès aussi imprévisible que spectaculaire.
L'observation selon laquelle les usages dépendent non pas de la force d'une invention mais d'un faisceau de facteurs sociaux, voire politiques, sert de fil directeur au livre "Quoi de neuf ?" de l'historien anglais Thomas Edgerton. Ce livre est original à plus d'un titre. D'abord, il est écrit par un historien, et non pas par un consultant en innovation dont les preuves sont souvent réduites à sa pratique commerciale. Ensuite, il s'agit d'un historien anglais, plus empirique que les chercheurs français qui préfèrent les concepts aux faits, et moins emphatique que les professeurs des universités américaines dont les ouvrages ne sont jamais rien moins que révolutionnaires.
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Enfin, sa lecture est extrêmement instructive sur l'ensemble du XXe siècle grâce aux multiples exemples qui illustrent sa thèse principale : une technique connaît un cycle en trois temps, apparition-disparition-réapparition. C'est surtout la phase dite de réapparition qui suscite la réflexion. Régulièrement des techniques anciennes revoient le jour, ne serait-ce que parce qu'elles sont connues. Ce constat devrait semer le doute chez tous ceux, dirigeants ou apôtres de la nouveauté à tout prix, qui ne jurent que par la vitesse du progrès... et finissent par s'étourdir eux-mêmes.
Prenons un exemple sur lequel s'arrête Edgerton : le préservatif. En 1981, 4,9 milliards de préservatifs sont produits dans le monde, contre 12 milliards au milieu des années 1990. En raison du sida, les ventes de préservatifs explosèrent, conférant à cette technique très ancienne une respectabilité comparable à celle de la pilule, alors que jusqu'au milieu des années 1980 le préservatif avait pris un sérieux "coup de vieux". Sous l'influence des clients, le préservatif a été par la suite l'objet de nombreuses innovations : moulage anatomique, lubrification spermicide, couleurs, formes, etc. C'est l'exemple typique d'une technique qui suit le cycle d'apparition-disparition-réapparition.
Nous avons souvent le choix entre plusieurs technologies, ancienne ou plus récente
Edgerton en prend de nombreux autres, comme celui du nombre de chevaux de trait qui n'a cessé d'augmenter jusqu'au milieu du XXe siècle alors que la machine à vapeur et le moteur à explosion apparus à la fin du XIXe siècle semblaient avoir réglé définitivement le sort du cheval comme force productive. D'ailleurs, la pénurie programmée des énergies fossiles ne fera peut-être qu'augmenter dans un avenir proche leur nombre dans le monde entier !
Pour Edgerton, le temps des usages ne suit pas celui des innovations, toujours plus rapide. Il peut même durer bien plus longtemps que prévu. Ainsi un utilisateur a souvent le choix entre plusieurs techniques, l'ancienne ayant l'avantage d'être perçue comme plus robuste et surtout moins coûteuse. C'est donc moins l'innovation qui serait le moteur de l'économie, n'en déplaise au consensus régnant sur les marchés financiers, que l'usage socio-économique. Nous sommes davantage maîtres des technologies qu'il n'y paraît, et ce malgré le tumulte médiatique autour du nouveau. Salutaire rappel en ces temps de course à l'innovation effrénée dont les calculs de retour sur investissement sont souvent une vaste blague.
Source : business.lesechos.fr